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L’interlocuteur, » monsieur Pèlerin », avait dit à Sarah qu’il rappellerait peut-être le lendemain après-midi. Certaines dispositions avaient été prises au siège du F.B.I. pour recevoir cet appel.
Qui était donc ce monsieur Pèlerin ? Pas Lecter, Crawford s’en était assuré. La Mâchoire, alors ? Oui, c’était possible.
Les bureaux et les téléphones de Crawford avaient été déménagés dans la nuit dans une pièce plus vaste, située de l’autre côté du couloir.
Graham attendait à l’entrée d’une cabine insonore, où avait été placé le combiné de Crawford. Sarah l’avait nettoyé au Windex. Il fallait bien qu’elle tue le temps : le spectrographe à empreintes vocales, les magnétophones et l’évaluateur de tension occupaient la majeure partie de son bureau et d’une autre table, et Beverly Katz avait pris possession de son fauteuil.
La pendule murale indiquait midi moins dix.
Le Dr Alan Bloom et Crawford se tenaient tout près de Graham, les mains dans les poches.
Un technicien assis en face de Beverly Katz pianotait sur le bureau et ne s’arrêta que lorsque Crawford lui en intima l’ordre du regard.
Sur le bureau de ce dernier avaient été branchés deux nouveaux téléphones, une ligne normale qui les reliait au standard électronique de la compagnie Bell et une ligne directe vers la salle des communications du F.B.I. « Combien de temps vous faut-il pour le repérer ? demanda le Dr Bloom.
— Avec les nouveaux commutateurs, cela va bien plus vite qu’on ne se l’imagine habituellement, dit Crawford. Une minute environ si tout le système est électronique, un peu plus si c’est un central électromagnétique. »
Crawford éleva le ton pour se faire entendre de tous. » S’il nous appelle, la communication sera très brève, il faut donc que tout soit au point.
— Oui, j’aurai peut-être besoin de demander des précisions à Bloom. »
Bloom était arrivé après tout le monde. Il devait donner une conférence en fin d’après-midi, au département des Sciences du Comportement de Quantico. Bloom pouvait sentir la poudre brûlée sur les vêtements de Graham.
« Bien, dit Graham. Le téléphone sonne. Le circuit est immédiatement ouvert et le pistage commence au central de la Bell, mais le générateur de tonalité continue d’émettre une sonnerie, de sorte qu’il ne sait pas que nous sommes déjà là. Cela nous donne une vingtaine de secondes d’avance. » Il s’adressa au technicien. » Vous coupez le générateur à la fin de la quatrième sonnerie, d’accord ?
— Fin de la quatrième sonnerie, c’est noté.
— Bon, Beverly décroche. Sa voix est différente de celle qu’il a entendue hier. Elle ne le reconnaît pas et paraît plutôt s’ennuyer. Il me demande. Bev lui dit : » Je vais le chercher, puis-je vous mettre en attente ? » Ça ira, Bev ? » Graham pensait qu’il valait mieux éviter d’utiliser deux postes : sa voix paraîtrait un peu trop lointaine.
« Donc, la ligne est ouverte pour nous mais pas pour lui. Je crois qu’il attendra plus longtemps qu’il ne parlera.
— Vous êtes certain de ne pas vouloir lui mettre l’attente musicale ? demanda le technicien.
— Surtout pas, dit Crawford.
— Nous le faisons patienter une vingtaine de secondes, puis Beverly lui dit : » Monsieur Graham vient d’arriver, je vous le passe tout de suite. » Je prends le combiné. » Graham se tourna vers le Dr Bloom. » Comment dois-je m’y prendre, Docteur ?
— Il s’attend à ce que vous doutiez de son identité. Faites donc preuve d’un certain scepticisme poli. Le mieux, c’est de lui faire sentir à quel point les appels d’usurpateurs vous cassent les pieds, mais en même temps quelle importance primordiale revêtrait à vos yeux un coup de fil du vrai tueur. Dites-lui que les imposteurs sont faciles à reconnaître en ce qu’ils n’ont pas la capacité de comprendre ce qui s’est réellement passé, par exemple.
« Amenez-le à vous dire quelque chose qui prouve son identité. » Le Dr Bloom baissa la tête et se frotta la nuque.
« Vous ne savez pas ce qu’il recherche. Peut-être est-ce simplement de la compréhension, mais peut-être voit-il en vous un ennemi à vaincre. Nous verrons bien. Essayez de comprendre sa mentalité et de lui donner ce qu’il souhaite progressivement, bien sûr. Je serais assez opposé à ce que nous lui proposions de l’aider, à moins que vous ne sentiez chez lui un tel désir.
« Vous le sentirez tout de suite s’il est paranoïaque. Dans ce cas, je jouerais le soupçon ou la réprimande. S’il entre dans le jeu, il risque de ne plus penser à la durée de son appel. Voilà, c’est tout ce que je puis vous dire. » Bloom posa la main sur l’épaule de Graham. » Quoi qu’il en soit, faites comme vous le sentez. »
L’attente. Une demi-heure de silence insupportable.
« Qu’il appelle ou non, nous devons décider ce que nous allons faire après, dit Crawford. On se lance sur la boîte à lettres ?
— Je ne vois pas mieux pour l’instant, fit Graham.
— Cela ferait deux pièges avec ta maison en Floride, et nous... »
Le téléphone sonnait.
Le générateur de tonalité entra en action. Début du pistage à la Bell. Quatre sonneries. Le technicien coupa le contact, et Beverly décrocha. Sarah écoutait.
« Bureau de l’agent spécial Crawford. »
Sarah secoua la tête. Elle connaissait cette voix, c’était celle d’un collègue de Crawford à la section » Alcool, tabac et armes à feu ». Beverly se débarrassa de lui en quelques instants. Tous les occupants de l’immeuble du F.B.I. savaient que cette ligne devait être libre en permanence.
Crawford étudia à nouveau dans le détail la méthode de la boîte à lettres. Ils étaient à la fois tendus et minés par l’ennui. Lloyd Bowman leur montra comment les références aux Saintes Ecritures correspondaient à la page 100 de l’édition de poche de La Cuisine pratique. Sarah distribua des gobelets de café.
A nouveau le téléphone.
Le générateur de tonalité se déclencha, ainsi que le pistage à la Bell. Quatre sonneries. Le technicien coupa le générateur. Beverly décrocha.
« Bureau de l’agent spécial Crawford. »
Sarah hocha longuement la tête.
Graham entra dans la cabine insonore et referma la porte. Il pouvait voir bouger les lèvres de Beverly. Elle appuya sur la touche » attente » et jeta un coup d’œil à la grande aiguille de la pendule murale.
Graham pouvait se voir dans le combiné. Un visage déformé par l’écouteur, un autre par le micro. Sa chemise sentait encore la poudre brûlée. Ne raccroche pas. Surtout, ne raccroche pas. Quarante secondes s’étaient écoulées. Le téléphone trembla sur la tablette quand il sonna, enfin. Encore une sonnerie. Une seule. Quarante-cinq secondes. Maintenant.
« Will Graham. Je peux vous aider ? »
Un rire discret. Une voix feutrée. » Oh oui, vous le pouvez.
— Qui est à l’appareil ?
— Votre secrétaire ne vous a pas mis au courant ?
— J’étais en réunion, elle m’a prévenu que...
— Je raccrocherai tout de suite si vous me dites que vous refusez de parler à M. Pèlerin. Alors, c’est oui ou c’est non ?
— Monsieur Pèlerin, si vous avez un problème que je peux vous aider à résoudre, ce sera avec plaisir que je vous entendrai.
— Je crois que c’est vous qui avez un problème, monsieur Graham.
— Excusez-moi, mais je ne comprends pas. »
La grande aiguille indiquait presque une minute.
« Vous êtes très occupé, n’est-ce pas ? dit le demandeur.
— Oui, et je ne pourrai rester au téléphone si vous ne me donnez pas la raison de votre appel.
— Ma raison, c’est la même que la vôtre. Elle s’appelle Atlanta et Birmingham.
— Vous êtes au courant de l’affaire ? »
Un rire très bref. » Si je suis au courant de l’affaire ? Dites-moi, M. Pèlerin vous intéresse, oui ou non ? Je raccrocherai si vous me mentez. »
Graham pouvait voir Crawford de l’autre côté de la porte vitrée. Il tenait un combiné téléphonique dans chaque main.
« C’est oui, mais je reçois énormément d’appels émanant la plupart du temps de gens qui prétendent être au courant. » Une minute.
Crawford reposa l’un des combinés et jeta quelques mots sur un morceau de papier.
« Vous seriez étonné si je vous disais combien nous recevons d’appels d’imposteurs, dit Graham. Au bout de quelques minutes, on se rend compte qu’ils ne comprennent même pas de quoi vous parlez. Seriez-vous dans ce cas-là ? »
Sarah tendit la feuille de papier vers la vitre. Graham put lire les mots : » Cabine publique à Chicago. La police arrive. »
« Ecoutez, confiez-moi un détail concernant M. Pèlerin et je vous dirai peut-être si vous avez raison ou pas, fit la voix étouffée.
— Il faudrait savoir exactement de qui nous parlons, dit Graham.
— Nous parlons de M. Pèlerin.
— Comment puis-je savoir si ce M. Pèlerin a fait quelque chose qui puisse m’intéresser ?
— Disons qu’il a fait ce genre de choses.
— Vous êtes monsieur Pèlerin ?
— Je ne pense pas pouvoir vous répondre.
— Vous êtes son ami ?
— En quelque sorte.
— Dans ce cas, prouvez-le. Dites-moi quelque chose susceptible de me montrer à quel point vous le connaissez bien.
— Vous d’abord. Montrez-vous un peu. » Un rire nerveux. » Si vous vous trompez, je raccroche.
— Très bien. M. Pèlerin est droitier.
— Pas très difficile à deviner, la plupart des gens le sont.
— M. Pèlerin est un incompris.
— Pas de généralités, s’il vous plaît.
— M. Pèlerin est assez costaud.
— Oui, si vous voulez. »
Graham regarda la pendule. Une minute et demie. Crawford l’encouragea du regard.
Ne lui dis rien dont il puisse se servir.
« M. Pèlerin est blanc et mesure, disons, un mètre soixante-dix-sept. Mais vous ne m’avez toujours rien dit, vous savez ? D’ailleurs, je ne suis pas très sûr que vous le connaissiez.
— Vous voulez qu’on arrête ?
— Non, mais vous avez dit que vous m’aideriez. J’attends que vous vous y mettiez.
— Vous croyez que M. Pèlerin est fou ?
Bloom secoua la tête.
« Je ne crois pas qu’un homme aussi méthodique que lui puisse être traité de fou. Je crois qu’il est différent. Mais beaucoup de gens pensent qu’il est fou, uniquement parce qu’il ne leur a pas permis de le comprendre.
— Décrivez-moi exactement ce qu’il a fait à Mme Leeds et je vous dirai peut-être si vous avez raison.
— Je m’y refuse.
— Dans ce cas, adieu. »
Le cœur de Graham fit un bond, mais il pouvait toujours entendre la respiration à l’autre bout du fil.
« Cela m’est impossible tant que je ne... »
Graham entendit la porte de la cabine téléphonique de Chicago s’ouvrir avec fracas. Le combiné tomba lourdement. Des voix lointaines, des coups sourds, puis le combiné qui pend au cordon. Tous les occupants du bureau l’entendirent grâce au haut-parleur.
« Ne bougez pas. Ne vous retournez pas. Mettez les mains derrière la nuque et sortez de la cabine. Lentement. Les mains à plat sur la vitre, à présent. »
Une impression de soulagement envahit Graham.
« Je ne suis pas armé, Stan. Ma carte d’identité est dans la poche intérieure. Eh ! vous me chatouillez. »
Une voix confuse. » A qui ai-je l’honneur ?
— Will Graham, F.B.I.
— Je suis le sergent Stanley Riddle, police municipale de Chicago. » Une certaine colère dans la voix. » Vous pourriez m’expliquer ce qui se passe ?
— Ecoutez-moi. Vous venez d’arrêter un homme ?
— Un peu, oui. C’est Freddy Lounds, le journaliste. Je le connais depuis dix ans. [Tenez, Freddy, voilà votre carnet.] Vous avez un chef d’accusation contre lui ? »
Graham était livide, Crawford écarlate. Le Dr Bloom regardait tourner les bobines du magnétophone.
« Vous m’entendez ?
— Oui, j’en ai un, fit Graham d’une voix étranglée. Obstruction de la justice. Coffrez-le avant de le présenter au juge d’instruction. »
Soudain, Lounds prit le téléphone. Son débit était rapide, il avait ôté les tampons de coton de ses joues.
« Will, écoutez-moi.
— Vous raconterez tout cela au juge d’instruction. Passez-moi le sergent Riddle.
— Je sais quelque chose...
— Passez-moi Riddle, nom de Dieu ! »
Graham entendit alors la voix de Crawford. » Je m’en occupe, Will. »
Il raccrocha si violemment que tout le monde sursauta dans la pièce. Il sortit de la cabine et quitta le bureau sans dire un seul mot.
« Lounds, vous vous êtes mis dans une sale affaire, mon vieux.
— Vous voulez l’attraper, oui ou non ? Je peux vous aider. Laissez-moi vous parler un instant. » Lounds profita du silence de Crawford. » Ecoutez, vous m’avez montré à quel point vous aviez besoin du Tattler. Cette petite annonce a rapport à La Mâchoire, sinon vous n’auriez pas fait tout ça pour pister mon appel. D’accord ? Le Tattler vous est grand ouvert. Faites-y ce que vous voudrez.
— Comment avez-vous su ?
— Le responsable des petites annonces est venu me trouver. Il m’a dit que votre bureau de Chicago avait envoyé un type pour vérifier le texte des annonces. Il a pris cinq lettres de lecteurs. Pour une question de fraude, paraît-il. Tu parles ! Le chef a photocopié les enveloppes et les lettres avant de les confier à votre gus.
« Je les ai toutes vérifiées. Je savais qu’il en prenait cinq pour n’en avoir qu’une. Ça m’a pris un jour ou deux pour y arriver. La réponse se trouvait sur l’enveloppe. Le tampon de la poste de Chesapeake. Et le numéro de la machine à affranchir était celui de l’hôpital. C’était clair, non ?
« Mais il fallait tout de même que je vérifie. C’est pour cela que j’ai appelé, pour voir si vous fonceriez la tête la première en entendant parler de » M. Pèlerin », et c’est ce que vous avez fait.
— Vous avez commis une grave erreur, Freddy.
— Vous avez besoin du Tattler, et je peux vous ouvrir ses colonnes. Les annonces, l’éditorial, le courrier, tout. Il suffit de demander. Je peux être discret, très discret. Allez, Crawford, mettez-moi dans le coup.
— Il n’en est pas question.
— Dans ce cas, il ne faudra pas vous étonner si vous trouvez dans le prochain numéro six petites annonces, toutes destinées à » Monsieur Pèlerin » et signées de la même manière.
— Vous allez vous retrouver sous le coup d’un référé et je vous ferai inculper pour obstruction à la bonne marche de la justice.
— Je pourrais alerter tous les journaux du pays. » Lounds savait qu’il était enregistré, mais il n’était plus à ça près. Crawford, je vous jure que je le ferai. Si vous ne me laissez pas ma chance, je ne vous laisserai pas la vôtre.
— Vous pouvez ajouter » menaces téléphoniques » à la liste des chefs d’inculpation.
— Jack, je veux vous aidez. Je le peux, croyez-moi.
— Vous êtes bon pour le ballon, Freddy. Allez, repassez-moi le sergent. »
La Lincoln Versailles de Freddy Lounds sentait la lotion capillaire et l’after-shave, les chaussettes et le cigare, et le sergent fut heureux d’en sortir pour retrouver le commissariat.
Lounds connaissait le capitaine qui en était responsable et la plupart des hommes. Le capitaine donna du café à Lounds et appela le cabinet du juge d’instruction pour » arranger cette affaire de chiottes ».
Aucun représentant de l’administration fédérale ne vint chercher Lounds. Il reçut simplement un appel de Crawford, qu’il prit dans le bureau privé du capitaine. Puis il fut libre de partir. Le capitaine l’accompagna jusqu’à sa voiture.
Lounds était gonflé à bloc, sa conduite était nerveuse tandis qu’il empruntait l’échangeur en direction de l’est afin de regagner son appartement donnant sur le lac Michigan. Il voulait que cette affaire lui rapporte un certain nombre de choses, et il savait qu’il réussirait à les avoir. L’argent entre autres. Il viendrait principalement du livre de poche qui se trouverait dans les kiosques trente-six heures seulement après l’arrestation du meurtrier. Un récit exclusif dans la presse quotidienne constituerait un scoop exceptionnel. Il aurait la satisfaction de voir la presse classique – le Chicago Tribune, le Los Angeles Times, le glorieux Washington Post et le sacro-saint New York Times – racheter à prix d’or ses textes, ses sous- titres, ses photographies.
Et tous les correspondants de ces augustes journaux, tous ceux qui le regardaient de haut et ne voulaient même pas prendre un verre en sa compagnie, allaient en crever de dépit.
Ils considéraient Lounds comme un paria parce qu’il avait adopté un credo différent du leur. Eût-il été incompétent, stupide, sans ressources, les ténors de la presse » noble » auraient pu lui pardonner de travailler pour le Tattler, comme on pardonne à un pauvre débile. Mais il n’en était rien. Lounds avait toutes les qualités du bon journaliste – intelligence, courage, intuition. De plus, il était pourvu d’une patience et d’une énergie à toute épreuve.
Le problème, c’est qu’il était vulgaire et antipathique, donc détesté de tous les patrons de presse, et incapable de résister à la tentation de se mettre en avant dans ses articles.
Lounds éprouvait ce besoin maladif de se faire remarquer, qu’on nomme parfois à tort égocentrisme. Lounds était petit, laid, tordu. Il avait des dents de castor et ses yeux de rat luisaient comme des crachats sur l’asphalte.
Il avait travaillé dix ans dans le journalisme classique, jusqu’au jour où il avait compris qu’on ne l’enverrait jamais à la Maison-Blanche. Il avait compris que ses employeurs profiteraient de lui jusqu’à ce qu’il devienne un poivrot affalé sur un bureau minable et qu’il s’achemine tout doucement vers la cirrhose ou que son mégot foute le feu à son matelas un soir de cuite.
On avait besoin de ses informations, pas de lui. Il émargeait à l’échelon supérieur, ce qui ne fait pas grand-chose quand il faut se payer des femmes. On lui passait la main dans le dos, on lui disait qu’il en avait, mais pas question d’apposer son nom sur une place de parking.
Un soir de 1969, dans le bureau où il faisait du rewriting, Freddy eut une révélation.
Assis près de lui, Frank Larkin prenait en note un message téléphoné. Ce boulot allait toujours aux vieux journalistes du journal où Freddy travaillait à l’époque. Frank Larkin avait cinquante-cinq ans, mais il en paraissait soixante-dix. Il y avait les yeux vitreux et se levait toutes les demi-heures pour sortir une bouteille du placard. Freddy pouvait sentir son haleine depuis son bureau.
Larkin quitta sa chaise pour parler discrètement au chef des informations, une femme. Freddy écoutait toujours les conversations des autres.
Larkin demanda à la femme de lui rapporter un Kotex du distributeur des toilettes des dames. Il en avait besoin pour ses hémorroïdes.
Freddy cessa de taper à la machine. Il arracha son article, le remplaça par une feuille vierge et rédigea une lettre de démission.
Une semaine plus tard, il entrait au Tattler.
Nommé responsable de la rubrique » Cancer », il débuta avec un salaire qui faisait presque le double de ses précédents appointements. La direction était impressionnée par son attitude.
Le Tattler pouvait se permettre de bien le payer parce que le cancer était particulièrement lucratif.
Un Américain sur cinq meurt du cancer. Les parents de la victime luttent contre la maladie à grands coups de caresses, d’attentions délicates et de blagues éculées, puis se tournent vers tout ce qui peut ressembler à un espoir.
Les chiffres des ventes indiquaient une augmentation de 22,3 pour 100 des ventes du Tattler dans les supermarchés quand la une était barrée d’un titre énorme du genre UN NOUVEAU MÉDICAMENT CONTRE LE CANCER, ou CANCER : LE REMEDE MIRACLE. Les ventes chutaient tout de même de 6 pour 100 lorsque l’article était imprimée en première page, juste sous le titre, parce que le lecteur avait le temps de le parcourir en faisant la queue à la caisse.
Les spécialistes du marketing découvrirent qu’il valait mieux avoir une énorme manchette en couleurs à la une et repousser l’article en pages centrales, parce qu’il était assez ardu de tenir le journal grand ouvert tout en fouillant dans son porte-monnaie ou en poussant son caddy.
Un article typique comportait cinq paragraphes très optimistes composés en corps 10 ; on passait ensuite au corps 8, puis au 6 avant de préciser que le » remède miracle » n’était pas encore disponible ou que l’expérimentation animale venait tout juste de débuter.
Freddy gagnait sa vie en écrivant ce genre d’articles qui faisaient vendre beaucoup d’exemplaires du Tattler.
En plus du surcroît de lecteurs, il fallait compter les recettes supplémentaires dues à la vente des médaillons-miracle et des étoffes curatives. Les fabricants de ces objets payaient un supplément pour que leurs publicités se trouvent le plus près possible des articles sur le cancer.
Beaucoup de lecteurs écrivaient au journal afin d’obtenir de plus amples informations, et l’on vendait alors leur nom à un » prédicateur » radiophonique, sorte de sociopathe vociférant qui leur réclamait de l’argent et se servait pour ce faire d’enveloppes portant la mention : » Une personne qui vous est chère va mourir, à moins que... »
Freddy Lounds servait fort bien le Tattler, et le Tattler le lui rendait bien. Aujourd’hui, après onze années passées au journal, il gagnait soixante-douze mille dollars par an. Il traitait de pratiquement tous les sujets qui lui plaisaient, dépensait tout son argent à se donner du bon temps et vivait aussi bien qu’il savait vivre.
Etant donné la tournure que prenaient les événements, il pensait pouvoir frapper un gros coup avec son livre et envisageait déjà de vendre les droits au cinéma. Il avait entendu dire qu’Hollywood était un endroit idéal pour les rupins antipathiques de son espèce.
Freddy se sentait en pleine forme. Il aborda la rampe menant au parking souterrain de son immeuble et se gara dans un crissement de pneus. Sur le mur, des lettres d’une trentaine de centimètres formaient son nom : M. Frederick Lounds.
Wendy était déjà arrivée – sa Datsun occupait la place de parking voisine. Tant mieux. Il aurait aimé pouvoir l’emmener à Washington, rien que pour faire baver les poulets. Il sifflota dans l’ascenseur qui le conduisit à son appartement.
Wendy préparait sa valise. C’était une de ses grandes spécialités.
Impeccable dans son jean et sa chemise à carreaux, les cheveux bruns ramassés en queue-de-cheval, elle aurait pu ressembler à une fille de la campagne, n’étaient sa pâleur et ses formes.
Elle leva vers Lounds des yeux qui n’avaient pas manifesté la moindre surprise depuis des années, et elle vit qu’il tremblait.
« Tu travailles trop, Roscœ. » Elle aimait bien l’appeler Roscœ, et ce nom était loin de lui déplaire. » Qu’est-ce que tu prends, la navette de six heures ? » Elle lui tendit un verre et ôta du lit sa combinaison pailletée et son carton à perruques pour qu’il s’y allonge. » Je peux te conduire à l’aéroport, je ne vais pas au club avant six heures. »
Elle était propriétaire du bar topless » Wendy City » et n’avait plus besoin de danser. Lounds avait réglé les factures.
« On aurait cru entendre Morocco quand tu m’as appelée, dit-elle.
— Qui ça ?
— Tu sais bien, le dessin animé du samedi matin, c’est un personnage très mystérieux qui vient en aide à Sansouci, l’écureuil agent secret. On l’a regardé le jour où tu avais la grippe... Tu as frappé un grand coup aujourd’hui, c’est ça, hein ? Tu as l’air drôlement content de toi.
— Plutôt, oui. J’ai pris des risques, et ça a payé. Je sens que ça va être sensationnel.
— Tu as le temps de faire la sieste avant de partir. Tu travailles trop. »
Lounds alluma une cigarette. Il y en avait déjà une qui se consumait dans le cendrier.
« Tu sais quoi ? dit-elle. Je suis sûre que tu arriveras à dormir si tu bois ton verre et que tu me dis tout. »
Ecrasé comme un poing contre la gorge de Wendy, le visage de Lounds se détendit aussi soudainement qu’un poing se change en main. Il cessa de trembler et lui raconta tout ce qui s’était passé, les lèvres plaquées sur la naissance de ses seins ; du bout du doigt, elle dessina des huit sur sa nuque.
« Fichtrement bien joué, Roscœ, dit-elle. Maintenant, tu vas dormir. Je te réveillerai pour ton avion. Tout va très bien se passer, tu verras, et ensuite, on va s’éclater comme des bêtes, tous les deux. »
Ils évoquèrent à voix basse les endroits où ils aimeraient aller. Puis il s’endormit.